Paul Gauguin. Portrait de l’artiste en prophète bénéfique

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De Pascal Amel
Éditions du Regards, 29 €

Entretien avec Pascale Lismonde paru dans la revue Art Absolument N°58 (mars/avril 2014)

Pascal Amel, vous êtes écrivain et rédacteur en chef de cette revue Art Absolument, et vous venez de consacrer à Paul Gauguin un essai biographique incisif dans lequel je suis immergée depuis plusieurs jours tant il est « habité » par l’âme même de cet Artiste (vous dites avec un A majuscule). Au fil de pages au rythme souvent haletant, vous nous faites entrer dans tout un univers de couleurs puissantes, contrastées, enivrantes car votre récit des grandes étapes de la vie de Gauguin fait surgir l’ensemble de ses oeuvres ou de ses écrits, mais toujours dans l’acte même de leur création, et l’on est donc embarqué dans un flot tumultueux d’élans, de tensions, de conflits, de tourments et de questions métaphysiques qui traversent cet artiste de « l’ailleurs ». Il est propulsé, lui, petit fils de Flora Tristan et descendant du dernier souverain inca, Tupac Amaru, se vivant comme « Indien » ou « Inca », entré dans la vie d’artiste « par un acte de résistance esthétique » constamment renouvelé, éternel bourlingueur, naviguant du Pérou de son enfance jusqu’à Tahiti et Hiva Oa, île de l’archipel des Marquises, dans ses années ultimes, en passant par Pont-Aven et la Bretagne, par Arles et la Provence auprès de Van Gogh, par le Danemark de son épouse, et bien sûr par Paris, capitale artistique au tournant du XXe siècle où il sait que se joue, entre salons de peinture et officines de marchands, le devenir des grandes œuvres. Depuis la première rétrospective que, trois ans après sa mort, le marchand Ambroise Vollard lui a consacrée au Salon d’automne de 1906, le succès foudroyant de l’œuvre de Gauguin ne s’est jamais démenti et les analyses sur cette dernière ne manquent pas.

Pascale Lismonde | Quels aspects du personnage vous ont-ils conduit à écrire sur lui ?
Pascal Amel | Ce qui me fascine, c’est sa dualité surmontée. Il est d’une part l’un des chefs de file du symbolisme, un acteur crucial du renouvellement des formes qui s’est opéré à la fin du XIXe siècle dans l’avant-garde parisienne, et d’autre part, « Koké le Maori », perdu pour toujours dans les mers du Sud. C’est ce qui est étonnamment fertile. Paul Gauguin fut un homme à la fois intérieur et extérieur qui a fait de sa vie une aventure et qui a su s’aventurer dans la production de nouvelles œuvres, dont certaines sont les premières icônes oniriques de la modernité. C’est aussi celui qui prouve que nous aurions tous une « seconde chance » puisqu’il a d’abord été courtier en Bourse (et collectionneur), avant de devenir sur le tard l’artiste que l’on sait. Et quel artiste : peintre, sculpteur, inventeur du dessin-empreinte, musicien (il jouait du bandonéon et de la mandoline), écrivain (parmi d’autres écrits, Noa Noa est un texte magnifique), architecte (sa célèbre Maison du jouir)… Enfin, avant Picasso et Derain, qui découvrent la statuaire africaine au palais du Trocadéro au début du XXe siècle, c’est le premier à s’être immergé dans une culture qui lui était radicalement étrangère (la Polynésie) en en captant les formes esthétiques et la symbolique sacrée pour les transposer, à sa manière, dans une création inédite.

PL | En quoi Gauguin artiste est-il « un prophète bénéfique » ?
PA | L’annonce de « la mort de Dieu » laisse l’Occident désemparé. Face à ce désarroi, qui nous renvoie inéluctablement à notre finitude et à notre scepticisme, on sait que des religions séculières – l’autre nom des totalitarismes – vont s’emparer de l’être humain dans son intégralité en lui dictant non seulement sa conduite mais en le contraignant à adhérer à des dogmes qui célèbrent une nouvelle caste prétendument détentrice de « la vérité », celle-ci étant par définition exclusive : d’où l’opprobre moral et la disparition physique de tous ceux qui ont émis le moindre doute à son sujet ou faisaient partie soit racialement, soit socialement de groupes non conformes à la nouvelle idéologie. Les plus grands criminels du XXe siècle sont, à mes yeux, des prophètes maléfiques. À l’opposé, le prophète bénéfique est celui qui cherche à libérer les possibles de l’être, qui entrelace l’ici et l’ailleurs, le réel et l’imaginaire, le rationnel et l’irrationnel, la nature et l’art, Éros et Thanatos ; sa quête est une oscillation perpétuelle entre plusieurs pôles au bénéfice d’une vie plus profonde et plus belle, plus intense et plus jubilatoire. Dans son parcours singulier, dans son existence et dans son œuvre inextricablement mêlées, Paul Gauguin annonce, pour une large part, le devenir libertaire et créatif de nos sociétés contemporaines.

PL | Son œuvre initie bien des révolutions picturales du XXe siècle. Vous présentez Gauguin – Koké pour les Marquisiens – comme « un fondateur du primitivisme moderne, qu’on pourrait aussi qualifier d’humanisme cosmique ». Qu’entendez-vous par là ?
PA | Je crois que la fascination de « l’ailleurs » chez Gauguin, mais aussi chez d’autres artistes comme son ami Van Gogh, puis, parmi d’autres encore, les peintres expressionnistes allemands (Kirchner, Marc, Nolde), Picasso, Matisse, Modigliani, ou même les Russes Gontcharova et Malevitch, n’est pas seulement due à l’intérêt pour des formes symbolisant la représentation du sacré anthropologique de civilisations dites archaïques ; c’est aussi la nostalgie d’un mode d’existence – le plus souvent fantasmée en un âge d’or paradisiaque – où le labeur et le festif, la vie quotidienne et le cérémoniel, l’individu et le collectif, la ritualisation du « sauvage » et du « civilisé » se confrontent à la « puissance de la mort et de la vie » en phase avec l’immémorial ou la grande durée. C’est en ce sens que, pour moi, le primitivisme est d’abord un humanisme cosmique.

PL | À propos du précepte Soyez mystérieuses et soyez amoureuses et vous serez heureuses inscrit par Gauguin sur les linteaux de sa Maison du jouir, à Hiva Oa, vous évoquez « le fol attrait qu’il a toujours éprouvé pour la Femme ». La femme idéale, cette Ève primitive, il l’a cherchée à plusieurs reprises dans ses compagnes insulaires successives qui l’ont toutes abandonné, mais il n’a cessé de la peindre, en exprimant aussi une « bisexualité latente dans toute l’œuvre ». De fait, cette vision idéale semble avoir toujours été contrecarrée par la dure réalité ?
PA | Paul Gauguin a de toute évidence un tempérament viril. C’est un homme d’action, un aventurier, un pulsionnel, parfois même une tête brûlée. À maintes reprises dans sa vie, son désir est tel que rien ne pourra s’y opposer. Mais c’est un artiste également, un homme cultivé d’une grande sensibilité. Il est captivé par le naissant, par ce qui est « premier » : son fol attrait pour les jeunes Polynésiennes qui, pour lui, sont à la fois issues de la vitalité de la nature et de sa fécondité toujours recommençante est à la démesure de ce qu’il cherche à capter ; quelque chose de l’origine du monde ; un éden sur terre où l’androgynie est une idéalité – une conjonction des opposés. L’important, pour nous, c’est que cette vision lui a permis de peindre des femmes inoubliables dans des paysages qui ne le sont pas moins. Mais le principe de réalité, la doublure mélancolique du réel, se fait parfois cruellement sentir, et dans sa vie, et dans son œuvre. Pour lui, comme pour d’autres, l’art est aussi une connaissance de la douleur.

PL | À vous lire, vous entrez dans une telle intimité avec le personnage de Gauguin et vous prenez par moments de tels accents de plaidoyer pour son côté « Saint Gauguin comédien et martyr » ou son côté « à moitié sauvage, sauvage du Pérou », qu’il paraît être un frère d’armes, peut-être un mentor, ou une référence de vie.
PA | Comme vous le savez, je vis depuis plus de vingt ans entre Paris et Essaouira, une petite ville océanique du sud du Maroc. Je me suis beaucoup intéressé aux Gnaoua, une confrérie de musiciens noirs qui sont les descendants des anciens esclaves liés au trafic des pistes caravanières établi entre le nord et le sud du Sahara. Avec l’un d’eux, en 1998, à Essaouira, j’ai fondé le Festival Gnaoua. Pour l’heure, j’assume la rédaction en chef de cette revue créée en 2002, qui, comme tous ceux qui y travaillent et nous soutiennent, espère être à l’aune de ce qui, prioritairement en France, advient de novateur dans l’actualité des expositions de l’histoire de l’art occidental ou issu des autres civilisations ainsi que l’art contemporain produit par des artistes de genre, de médium, d’origine et de génération multiples ; tous uniquement choisis selon la qualité de leur œuvre. Pour ce faire, il faut être indépendant et ne pas craindre de se confronter à l’intensité de la création de l’autre, aussi déroutante soit-elle. En cela, oui, le parcours exemplaire de Gauguin me requiert.



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